« Mademoiselle ? Mademoiselle, attendez, vous ne pouvez pas entrer comme ça ! »

Ah ? Dans une expression de surprise, la "jeune" rouquine s'était retournée sur l'hôtesse, standardiste, ou peu importe le nom que l'on donnait aux sous-fifres de nos jours. Sans la moindre gêne, elle l'avait détaillé de haut en bas avant d'afficher une mine clairement déçue. Elle ne lui ouvrait pas l'appétit mais... d'un autre côté, elle n'amenait aucune concurrence. Voilà qui donnait une excellente raison de sourire, non pas qu'elle ait du soucis à se faire un jour dans ce Monde.
Bref, elle n'avait pas de temps à perdre avec la roturière ce soir. Abandonnant la porte de bureau par laquelle elle s'apprêtait à passer sans s'annoncer davantage, elle avait décidé de respecter quelques convenances en priant la jeune femme de l'annoncer d'un :

« Hé bien, appuyez sur votre truc et dites à votre maître qu'on demande à le voir ! Vraiment Stacy, vous êtes très idiote, Monsieur Barnabey vous priverez de goûter à ma place. »

Qui était Monsieur Banarbey ?
Aucune importance. Ce soir, elle était bien trop jolie pour perdre son temps avec la basse populace. Aussi, elle avait agité son doigt d'impatience au dessus de l'interphone afin d'inciter la nouvellement nommée Stacy à faire ce pour quoi elle était payée. C'est probablement en appuyant que l'idiote avait réalisé qu'elle n'avait pas le nom de cette étrange visiteuse :

« Maître Rosenfeld ? Désolée de vous importuner, mais... euh... une demoiselle demande à vous voir et ...»
« Enfin Stacy ! Vous cherchez le renvoi ! Donnez moi ça !  Darling, c'est moi. Je rentre. »

Se faisant, elle avait refilé le combiné à l'incapable, non sans ajouter que ce truc était bien inutile. Il était plus rapide de rentrer dans le bureau de Grahaminou comme elle le faisait maintenant. Grahaminou ? Ne nous étalons pas sur ce surnom sans virilité qu'elle lui avait trouvé et concentrons nous plutôt sur son entrée de princesse. Ignorant complètement Stacy, elle avait poussé les deux portes du bureau pour entrer dans la seconde suivante. Ce n'est qu'après quelques pas qu'elle s'était arrêtée au milieu de la pièce pour faire un tour sur elle-même, le but étant probablement de montrer à quel point elle était joliment pouponnée dans cette longue robe vert émeraude, décolletée savamment dans le dos :

« Elle est jolie non ? C'est une robe pour aller à l'opéra tu ne trouves pas ? »

... ou comment lui suggérer discrètement l'idée qu'il serait peut être temps de l'emmener voir un joli opéra. Si le sous-entendu discret ne suffisait pas, Victoria avait probablement prévu tout un long plaidoyer centré sur la culture affligeante du monde actuel et son besoin de renouer avec l'élégance avant qu'elle ne plonge sur un pieu de désespoir, quelque chose dans ce goût là. En tant que prince charmant attitré, il était du devoir de l'avocat de la sauver d'une mort horrible. Ses oreilles avaient besoin de qualité avant qu'elles ne se ferment complètement par instinct de survie.
C'était cet instant qu'avait choisit la gueuse pour faire son entrée pathétique, en quelques pas à tenter d'empêcher la rouquine d'entrer sans invitation... elle avait semblé courir un marathon. Roulant des yeux, Victoria avait désigné d'un mouvement de tête la sous-fifre qui s'excusait maladroitement de son avis :

« Je ne l'aime pas beaucoup tu sais, elle est tout à fait impolie. »

Dit celle qui venait d'entrer sans qu'on l'y invite ?
Voyons, elle n'avait pas le même rang. Les gueux ne pouvaient se permettre les mêmes choses et devaient savoir rester à leurs places.

Vendredi soir ; le soleil était déjà pratiquement couché et Graham était toujours là, penché sur une monstrueuse pile de documents qu’il devait éplucher, annoter et occasionnellement signer. Une boucle suivie d’un trait nonchalant lui servait de signature ; au nombre de fois qu’il était amené à autographier quelque chose, s’il fallait qu’il épelle son nom au complet à chaque fois, il serait deux fois moins productifs – et par conséquent deux fois moins riche. Or, l’argent était sans doute la seule chose qui le motivait encore à faire son travail – et certainement la seule chose qui faisait qu’il était encore là malgré l’heure avancée. Il entendit quelqu’un remuer devant la porte de son bureau et leva la tête, mais ne vit personne : il n’entendait qu’une conversation assourdie par l’isolation sonore de la porte. Il arqua un sourcil mais ne fut pas plus curieux, se contentant de se replonger dans sa lecture. Un son strident émanant de son interphone l’interrompit cependant bien assez vite. Une jeune femme ? Et… Stacy ? Interdit, il ne put faire autre chose que reconnaître la voix de celle qui venait d’impunément détourner l’outil de sa secrétaire. Soupirant, il appuya sur le bouton de réponse dans un bip sonore. « Faites la – »

La porte s’ouvrit sur l’entrefaite, laissant voir Victoria Howard, vêtue bien trop élégamment pour l’occasion. Enfin, pas qu’il sache réellement s’il y avait une occasion, mais si celle-ci était simplement de faire irruption dans son bureau, alors il n’y avait pas de doute. « … entrer. » Ah, cette magnifique créature ; elle n’avait pourtant en commun avec sa défunte épouse que son prénom, et elle était exactement le genre de personne qui l’exaspérait au plus haut point, mais il ne pouvait se résoudre à l’envoyer paître. Elle avait un je-ne-sais-quoi qui faisait qu’il se sentait dans l’obligation de prendre tout particulièrement soin de tenir une bonne relation avec elle. En tout cas, elle savait s’amuser, et avait terriblement bon goût, on ne pouvait le nier, même si elle était… spéciale. « Lady Victoria, » la salua-t-il de son suave accent britannique alors qu’elle tournoyait sur elle-même, lui faisant la démonstration de l’ajustement parfait de sa jolie robe. « Absolument magnifique, en effet. Elle te va à ravir, » la complimenta-t-il en s’approchant pour baiser la main de la vampiresse avec galanterie. Les bonnes habitudes se perdaient à un rythme effarant, et ils étaient tous les deux d’une relative vieille école – même si Graham avait presque mille ans de plus que Victoria, ils semblaient avoir apprécié la même époque.

La réceptionniste se fit timidement voir dans l’embrasure de la porte et eut l’air plutôt blessée du commentaire de Victoria. Oh, elle n’était pas particulièrement brillante ou douée dans ce qu’elle faisait, mais elle était discrète (et un bon coup, allez, on ne se le cachera pas) alors Graham compensait son sale caractère par un salaire qui était au moins quatre fois supérieur à un job similaire dans un autre cabinet. Ce n’était pas pour rien qu’elle restait là à supporter l’irritabilité et l’imprévisibilité de son patron – certainement pas pour ses beaux yeux, en tout cas. « Ne vous en faites pas Cheryl, mademoiselle Howard était attendue. » Semblant satisfaite, la réceptionniste ferma la porte, les laissant tous les deux dans le grand bureau de l’avocat. « Serais-tu par hasard en quête d’un bras à tenir pour sortir ce soir ? » fit Graham alors qu’il reportait son regard sur Victoria. « Je pense que je peux aider… » Oh, comme s’il allait se plaindre d’une sortie avec la splendide créature qui se tenait devant lui ; déjà, ce serait du suicide, et puis elle était de délicieuse compagnie.

Ah la rivalité féminine. Voilà ce qu’on aurait pu penser à voir le sourire qu’avait adressé la rouquine à la sous-fifre. Il n’avait rien du sourire poli et chaleureux, mais tout du sourire triomphant alors que Graham la complimentait sur sa tenue. Quoi ? On ne savait jamais ! Une femme dans l’entourage de son chevalier servant était toujours à voir comme une ennemie. Même si oui, elle n’avait aucun soucis de concurrence à se faire et que Stacy ne pouvait pas briller tant elle était d’une banalité affligeante.
Avec satisfaction, elle s’était prêtée au jeu du baise main. Voilà le genre de comportement qui lui manquait cruellement dans cette époque. Si elle était au pouvoir, aucun doute qu’elle imposerait le retour aux anciennes manières, aux anciennes musiques, aux anciennes tenues… à pratiquement tout en somme. Ici, tout était à refaire. Rien d’étonnant à ce qu’elle fasse souvent la grimace :

« Tu es bien plus gentil que James, je l’ai encore méchamment puni au thé d’avant dîner. »

Qui était James ? Aucune importance ! Il était probablement mort avant le dîner justement. Inutile de se concentrer sur lui, pas plus que sur Stacy qui pouvait retourner à son incompétence. D’un signe de main faussement cordial, Victoria lui avait souhaité bon vent tandis qu’elle refermait la porte pour les laisser seuls. Si elle était plus à l’écoute et observatrice, Stacy se serait épargnée la peine d’un déplacement. Il était évident qu’elle avait le droit de venir ici !
Haussant les épaules au prénom de « Cheryl », elle avait peut être pensé que le sien lui allait beaucoup mieux et elle continuerait sans aucun doute à user de ce petit surnom qui n’avait rien d’affectueux. Pour le moment, Graham remportait toute son attention. Après tout, elle n’était pas venue pour discuter avec la basse populace, elle la supportait déjà bien assez à dîner :

« Tu lis dans mes pensées ! J’ai besoin de mon avocat préféré ce soir. »

D’accord, d’accord, le mot « opéra » en plus de la jolie tenue n’était pas franchement le summum de la discrétion, mais puisqu’il lui plaisait de flatter son avocat préféré, autant la laisser faire. Parcourant la pièce des yeux, elle ne s’était pas gênée ensuite pour s’avancer jusqu’à son bureau pour regarder les papiers, témoins du travail de son prince charmant, qui l’occupaient. Oui, croyez-le ou non, mais tous les vampires ne passaient pas leurs journées dans un cercueil. Elle-même donnait des réceptions exquises au cours de la journée. L’époque voulait qu’elle ne recevait plus tant de beau monde qu’autrefois, mais elle était une hôtesse patiente qui se chargeait de discipliner les plus déplaisants.
Laissant ses doigts glisser sur le bureau hors de prix, une moue boudeuse était apparue sur son visage tandis qu’elle reportait son regard sur le séduisant avocat :

« J’étais folle d’inquiétude de ne pas te voir ces derniers temps, je pensais qu’il t’étais arrivé quelque chose. Finalement, tu m’as oublié pour ton travail…. »

C’est ça, elle avait l’air folle d’inquiétude !
Oui, bon, l’art de faire des reproches s’accompagnait de détours un brin menteur qui ne faisaient de mal à personne et sonnaient tellement mieux.

« A moins que ce ne soit Stacy…. »

Ne pensait-elle pas, quelques secondes plus tôt, que la gueuse n’était pas de la concurrence ? Si, et elle n’avait pas changé d’avis quant au côté médiocre de la femme mais il fallait savoir amener les flatteries qu’elle affectionnait tout particulièrement.

Il savait bien qu’à quelque part, Victoria le préférait à tous ses homme-jouets, ceux qu’elle choisissait au hasard et espérait utiliser plus qu’une ou deux fois – généralement sans grand succès. Graham aimait se penser dans une catégorie à part dont il était l’unique représentant. « Il l’avait mérité, sans aucun doute, » fit-il en hochant la tête, content de ne pas connaître plus en détail ladite punition. Moins il en savait, mieux il se portait. Dans tous les cas, il avait visiblement mis le doigt sur la raison de la visite de Victoria. Il avait pas mal de boulot, mais pourrait certainement s’en passer au profit d’une soirée au bras de la délicieuse rouquine… Peut-être était-ce à cause du père, mais il savait à quelque part que c’était mieux pour sa peau s’il ne froissait pas trop les sentiments de la demoiselle. Et puis, pas qu’il en ait réellement l’envie ; elle était l’un des rares témoignages restants d’une époque où la classe et l’élégance étaient de mise à chaque seconde.

Graham observa la jolie vampiresse du coin de l’œil, puis s’avança lui-même vers son bureau, histoire de ranger ses papiers avant de sortir. Il avait donné l’ordre à Cheryl de ne jamais mettre les pieds dans ce bureau sans y être autorisée, mais on ne savait jamais ; si elle venait fouiner pendant qu’il était absent, il valait mieux que les documents sensibles soient hors de sa vue. De toute façon, elle n’était certainement pas la plus brillante de sa promotion, et Graham avait la certitude qu’il verrait immédiatement le moindre signe d’entrée par effraction dans son bureau. Il leva la tête alors que Victoria reprenait la parole, étouffant un petit rire. « Il faut bien que je me fasse désirer un peu, si je ne veux pas tomber dans la même catégorie que James. » À vrai dire elle n’avait pas tout faux, mais autant ne pas lui accorder cette petite victoire. Il lui adressa un sourire charmeur. Lui, préférer son insipide secrétaire à la voluptueuse vampire qui se tenait devant lui ? Il faudrait être un peu fou – ou avoir peur de mourir. Graham ne souffrait d’aucune de ces deux afflictions. « Je crois que la réponse t’est évidente… tu remportes la compétition haut la main, si l’on peut même dire que compétition il y a. » C’est vrai, deux catégories complètement différentes, mais si Victoria voulait des compliments, elle les aurait.

Il termina le rangement sommaire de ses affaires, puis retourna vers Victoria, lui présentant son bras. « Allons-y. Que dirais-tu d’un verre d’abord ? » proposa-t-il alors qu’il lui ouvrait la porte, la refermant après qu’elle soit passée. « Cheryl, je te fais confiance pour tout fermer, » lança-t-il à la secrétaire sans même lui jeter un regard, puis il entraîna Victoria hors du cabinet. « Où aimerais-tu aller ? Le choix t’appartient. »

Evidemment qu’il l’avait mérité, il n’avait pas dit « s’il vous plait ». La politesse se faisait si rare de nos jours qu’il fallait l’apprendre avec fermeté ou rien ne rentrait. A l’heure actuelle, elle était absolument certaine que James n’oublierait plus le petit mot magique… bien que ça ne lui soit probablement plus très utile, tout dépendait des croyances. La technique était peut être un peu définitive, mais néanmoins très efficace. Ce qui importait, c’était les résultats après tout.
Dans un hochement de tête, la rouquine avait donc appuyé la dernière remarque de son avocat préféré. Bien normal quand il ne faisait qu’approuver la motivation de son châtiment, sans réellement en connaître la nature certes, mais il ne valait mieux pas gâcher la belle soirée qui s’annonçait avec quelques détails macabres de sa classe de savoir-vivre.
Avec une sagesse exemplaire, elle s’était ensuite occupée le regard sur les éléments de décoration du bureau de Graham tandis que ce dernier mettait ses affaires en ordre avant de partir. Et tandis qu’il répondait de ses dernières absences, un sourire malicieux était venu étirer les lèvres de la plus jeune des immortelles :

« Maman disait toujours : on ne mélange pas les torchons avec les serviettes. »

Autrement dit ? A part une expression un peu vague, n’avait-elle pas un compliment plus clair à lui fournir ? Il le méritait bien après tout. Graham savait toujours la divertir sans jamais l’ennuyer, ce qui était suffisamment digne d’un exploit dans le cas de Victoria pour qu’on le souligne :

« Tu es bien plus charmant que James. Et puis, ton profil me plaît. »

Si la remarque sur le profil pouvait paraître sans intérêt à certains, elle semblait importante à Victoria. Et si on disait les choses de manière plus compréhensible, il était évident que Graham entrait dans la catégorie d’excellence de ces relations. Oui, même si elle jouait à la maîtresse capricieuse avec lui.
Et puis, elle avait obtenu la flatterie tant désirée et un air satisfait s’était affiché tandis qu’elle examinait l’un des tableaux qui ornaient les murs de ce bureau. Et dans le cas contraire ? La concurrence était moins gênante quand elle n’existait plus mais… soyons sérieux, Stacy… il aurait fallut que Graham possède un goût atroce en la matière. Néanmoins si Stacy prenait trop d’attention, il faudrait également lui donner un cours de savoir vivre :

« J’ajoute à ta liste de qualités que tu as excellent goût. »

La modestie n’était pas pour les gens comme eux. Ou alors, il faudrait y ajouter le qualificatif faux au devant. Elle préférait de loin l’honnêteté face à leur condition. Mais l’heure n’était pas au débat sur leur rang au dessus des autres, l’heure était au divertissement et elle avait pris sans se faire prier le bras que Graham lui présentait, acceptant son invitation d’un :

 « J’en dis que c’est une excellente idée. »

Elle l’avait ensuite accompagné au dehors pour retrouver Stacy, ou Cheryl peu importe, à laquelle elle n’avait pas accordé plus d’importance que Graham. Se soucier de la basse populace n’était pas une bonne idée, ça leur donnait l’impression d’avoir un quelconque pouvoir et ce n’était en rien les aider à rester à leur place. Ils étaient donc sortis du cabinet, abandonnant Stacy à son boulot, et Victoria avait pris une mine de réflexion face à la question de son cavalier. Tout vampire, pour ce genre de sorties, aurait proposé de se rendre dans ce bar de démons… mais Victoria dirait de l’endroit qu’il était trop mal fréquenté sans compter sur l’identité du propriétaire. Un verre façon chasse ? Non, elle n’avait pas très faim de toute manière. Et puis, l’idée lui était déjà venue à voir l’air qu’elle affichait désormais en se rendant vers le véhicule du compatriote séduisant dont elle avait la joie de tenir le bras ce soir :

« Il y a un établissement français qui vient d’ouvrir ses portes dans le centre, ils se disent plus restaurant mais ils possèdent également une partie bar pour boire un verre. On pourra peut être encore y trouver quelques bonnes manières. »

Tous les deux humains, on les voyait déjà se lancer dans des cours sur le savoir vivre. La recette ferait fortune parmi les familles aisées. Vampires… disons que les élèves ne tiendraient pas un trimestre.

Les deux vampires se relançaient sans cesse, empilant compliment sur compliment sans même se lasser. Après tout, la politesse était avant tout l’honnêteté et la reconnaissance des qualités de l’autre, et surtout, l’étiquette et les bonnes manières, que Graham n’avait pas oubliées. Il avait promis à Victoria une agréable soirée et c’était exactement ce qu’il lui offrirait ; il la savait obsédée par les mœurs plus anciens, le temps où la galanterie n’était pas éteinte, et horripilée par le présent et tous ceux qui ne rencontraient pas ses standards. Il était heureux de faire partie de la première catégorie ; il avait d’abord trouvé l’attitude de la vampiresse quasi-parodique, néanmoins, il se voyait attiré par son singulier caractère et constamment amusé par ses commentaires parfois désobligeants. Peut-être était-ce parce que son prénom résonnait avec autant d’écho en lui, peut-être pas.

Il serra doucement le bras de Victoria contre lui et ils se dirigèrent hors du cabinet, en direction de la voiture du propriétaire, qui était garée juste en face ; les avantages de posséder une bonne partie du bloc, sans doute. La proposition de la demoiselle était intéressante et il acquiesça d’un signe de tête. « Espérons-le, » agréa-t-il avec un sourire amusé. Il ouvrit la portière et laissa Victoria s’engouffrer dans le véhicule, puis prit lui-même le volant, laissant sa cavalière le guider jusqu’au lieu en question. La route n’était pas longue, heureusement, et ils se garèrent tout près de l’endroit en question ; une fois qu’il eut arrêté la voiture, Graham s’empressa de contourner la voiture pour encore une fois ouvrir la porte à Victoria. Après tout, elle voulait des bonnes manières, alors elle les aurait. Bras dessus, bras dessous, ils poursuivirent donc dans la direction du restaurant.

Le placier les installa dans la section bar ; il ne fit que déposer des menus au centre de la table et repartit. Claquant sa langue contre son palais et jetant une œillade mauvaise au garçon, il tira la chaise de la dame et la laissa s’asseoir avant de lui-même prendre place. « Ça commence bien… » maugréa le vampire, exaspéré. « Enfin, ne laissons pas cet incident assombrir cette soirée, ma chère. Je suis certain que la faune de l’opéra sera plus… à notre goût. » Il laissa entrevoir un sourire charmeur, puis fit signe à un serveur. « Du champagne, s’il vous plaît, » demanda-t-il. « Lequel, monsieur ? Nous avons une sélection complète de… » Graham ne l’écoutait déjà plus. Par Dieu, quels… roturiers. L’avocat le regarda, presque incrédule. « Le meilleur, » précisa-t-il, ne sachant s’il devait être exaspéré ou amusé. Le fait qu’il soit hors de prix n’était pas un souci, sachant qu’entre lui-même et la jeune lady, il y avait une fortune considérable ; évidemment, Victoria n’aurait pas à en dépenser un seul sou.

« Alors, lady Victoria, qu’est-ce qui plairait à vos oreilles ce soir ? » s’enquit-il, dévouant l’entièreté de son attention à son interlocutrice. Après tout, ils avaient l’embarras du choix en terme de théâtres et opéras, et Graham était parfaitement disposé à conduire la vampiresse là où elle le désirerait.

Il était bien naturel d'être pessimiste quand on avait connaissance de la rareté d'une bonne éducation de nos jours. Après tout, pas plus tard qu'hier, elle avait été déçu par un jeune homme de bonne famille qui ne l'avait même pas remercié pour son invitation à prendre le thé. Non, elle ne tolérerait pas que certains se permettent de prendre sa défense sous prétexte que, selon un point de vue classique, lorsqu'on prenait le thé avec elle, on prenait un ticket pour la morgue. Si le jeune héritier avait été plus poli, il respirerait peut être encore aujourd'hui et elle lui aurait permis de faire de la balançoire avec Oliver. Oliver adorait la balançoire... il volait toujours très très haut... presque aussi haut que les oiseaux. Un jour, il s'envolerait pour de bon et elle ne le reverrait plus jamais... voilà une pensée bien triste. Et ce soir, ils n'étaient pas là pour s'attrister du départ des personnes qui leur étaient chères. Non, si elle était venue trouver Graham, c'était pour passer une soirée agréable avec un homme aussi élégant que divertissant.
Si elle avait été maîtresse d'école, pauvres gamins, elle lui aurait attribué une excellente note pour ouvrir les portes en parfait gentleman. En revanche, pour ce qui était de l'employé incapable de l'endroit où ils venaient de prendre place... il méritait le bonnet d'âne sur une tête sans corps !

« Il n'a même pas l'air d'avoir bon goût... si je n'étais pas en excellente compagnie, je lui aurai appris à faire la marionnette. »

Et on ne voulait surtout pas savoir ce qu'elle entendait par là.
A la suite, elle s'était contentée de répondre d'un sourire. Elle en était convaincue. Graham + Opéra était une excellente addition.
Fixant le serveur tandis que Graham commandait, elle avait pensé qu'il était bien vilain. Devenir vampire ne l'empêcherait pas d'être repoussant, c'était certain. Rien ne pouvait embellir le vilain petit canard à part la faucheuse... dans la mort, il serait libéré de son fardeau et n'aurait plus à imposer sa vision au reste du Monde :

« J'ai changé d'avis... il ferait une bien vilaine marionnette. »

Oui, elle savait qu'il était encore là et l'avait donc entendu. Mais vu son manque de correction, il n'irait pas se vexer d'un constat simplement franc et réaliste. Elle l'avait ensuite tout bonnement ignoré, préférant de loin reporter son regard sur le visage du bien plus charmant avocat. Elle avait toujours aimé ses traits mais ce qu'elle préférait, c'était son regard. A moins que ce ne soit son sourire. Même la Victoria de son vivant l'aurait trouver tout à fait à son goût et se promener à son bras aurait fait jalouser les autres femmes de l'époque.
Pas très loin, elle avait entendu des bruits de verres qui s'entrechoquaient. S'il semblait que la discrétion ne faisait pas non plus partie des qualités du serveur, elle ne doutait pas non plus qu'il serait bien incapable de répondre à la question de Graham. Il ne devait rien connaître à cette culture. Alors qu'elle, elle n'avait pas hésité une seule seconde pour répondre :

« Il y a une représentation du Barbier de Séville ce soir et j'avoue que la dernière fois que j'ai eu plaisir à le voir et l'entendre remonte à des années. »

Physiquement, la phrase clochait. Mais quand on connaissait l'âge de ces deux personnes, il était plus facile de comprendre pourquoi ils semblaient venir d'un autre temps.
Le serveur était revenu avec les verres qu'il s'était empressé de poser. Il ne devait pas aimer leur compagnie, pourtant remarquable, puisqu'il avait pris congés aussitôt, bégayant qu'il n'était pas loin s'ils avaient besoin d'autre chose.