Les couloirs et les gens étaient les mêmes. Rien n’avait changé sinon le temps et le fait que personne ne la saluait, ne serait-ce d’un sourire. Personne, de tous ces gens qu’elle connaissait, ne la connaissait elle. C’était bizarre, mais Eva s’y était préparée. Elle savait que ça se produirait en venant ici.
Elle avait choisi spécifiquement ce temps précis pour éviter la seule rencontre hasardeuse à ne surtout pas faire. Jouer avec le temps… Philip l’avait mise en garde contre cette idée, mais contre toute attente, il ne s’y était pas objecté. Sans doute parce qu’il tenait bien plus à son frère qu’elle ne pourrait jamais l’imaginer.
Allait-elle pouvoir lui faire entendre raison? Rien n’était moins sûr. Il ne l’avait pas écouté la première fois, voilà bien pourquoi elle se trouvait ici à présent. Mais peut-être qu’avec les preuves qu’elle pouvait lui apporter, il la prendrait plus au sérieux avec la prise deux.
Et si ça échouait, pouvait-elle espérer une prise trois?
La blonde secoua la tête. Elle n’aurait pas besoin d’une prise trois!

Déambulant dans les couloirs d’un pas rapide, ses yeux balayaient chaque visage sans se fixer sur le moindre puisqu’il ne s’agissait pas de celui qu’elle cherchait. Autour d’elle, les étudiants la regardaient étrangement. Rien de plus normal. Ils ne l’avaient encore jamais vue et pourtant la miss savait très exactement où elle se dirigeait. Car elle, tout comme elle les connaissait, avait une connaissance des lieux… qu’en réalité elle n’avait pas encore.
Oui, c’était troublant!
Mais elle y arriverait. Il le fallait.

La cafeteria et la bibliothèque s’étaient montrées infructueuses, elle était donc rapidement sortie à l’extérieur pour finalement le trouver, assis seul sur un banc à avaler un sandwich. Ça aussi elle s’y était préparée, du moins l’avait-elle cru. En le voyant, bien vivant, mastiquant sa bouchée de sandwich avec son air de conquérant débonnaire, elle n’avait qu’une envie, courir pour se jeter sur lui et le serrer jusqu’à lui couper le souffle.
Mais elle ne pouvait pas faire ça. Il ne la connaissait pas encore.
Alors elle se força à prendre une profonde inspiration avant de se remettre en marche pour arriver jusqu’à lui et s’asseoir à ses côtés sans la moindre forme de préambule.

« Toi et moi, il faut qu’on parle. »

Elle ne pouvait être rien de plus qu’elle-même, pas vrai? Tourner autour du pot n’était pas son genre et s’il la prenait pour une étudiante trop directe, son opinion allait bientôt changer. À quoi bon jouer le coup de l’énigmatique blonde quand dire les choses comme elles étaient sauverait du temps à tout le monde?
Au pire, il la prendrait pour une folle… du moins les trois premières secondes. S’il y avait une personne dans ce lycée qu’Eva ne pouvait pas réellement déstabiliser en déballant qu’elle était une sorcière, c’était bien Zach.
   

« Tu vas manger ça ? »

Sans lever les yeux de son téléphone, Zachariah avait tendu en direction de son camarade de classe un sachet contenant quelques cookies fait maison, et sans doute avec amour. Il y a cinq minutes à peine, une amie de June le lui avait donné avec un sourire où la timidité et la niaiserie se mélangeaient. Elle s’était un peu plantée là, avait fixé le sol, puis s’était attardée sur les arbres extérieurs et autre entourage. Et puis, finalement, un peu maladroitement, elle s’était mise à parler de la soirée du mois prochain qu’elle organisait avec June. Encore quelques secondes de plus, et elle lui proposait d’y aller avec elle… il ne fallait pas avoir le cerveau d’Einstein pour savoir que sa « protégée » ou plutôt « future protégée » avait un intérêt sentimental pour lui. Ce n’était pas franchement la définition de l’amitié pure entre ces deux là donc. Mais il n’avait pas fait de commentaires. A dire vrai, il s’en moquait un peu. A l’heure actuelle, il était de toute manière trop blasé pour prêter attention à l’adolescence. Plus les jours passés, plus le sentiment qu’il était là « juste pour le plaisir » était grand.
Il avait donc coupé court, disant qu’il ne comptait pas y aller. Et elle était partie, déçue.
Il aurait fait un concours, il aurait pu se vanter d’en avoir éconduit plus d’une à propos de ce bal. Philip serait là, il le taquinerait probablement là-dessus. Honnêtement, il n’avait aucune envie d’aller à ce bal. Si June devait devenir une tueuse au cours de ce bal, ils auraient toujours le moment pour en parler. Il n’allait pas non plus s’enchaîner à elle.
Pourtant, s’il ne le savait pas encore, il irait bien à cette soirée… mais avec une blonde.

« A ta place, j’irai avec Rachel. L’uniforme de cheerleader… et la petite vertu qui va avec…. Bob pourrait t’en donner des détails. »
« Si tu veux terminer avec une maladie, tu peux toujours l’inviter. Perso, je préfère passer mon tour. »
« J’vois que t’es de bonne humeur ! J’vais te laisser savourer ton sandwich, on se voit en histoire. »

D’une tape sur l’épaule, son camarade l’avait quitté, probablement pour se rendre à la cafeteria. C’était l’un des rares irréductibles à qu’il adressait la parole dans le coin… disons qu’il avait le semblant d’un cerveau contrairement à la majeure partie de la population du coin.
Mais, généralement, Zach préférait se retrouver en tête à tête avec son sandwich, comme maintenant. La solitude ne devait pas durer bien longtemps. Moins d’une minute plus tard, il levait la tête vers une nouvelle voisine dont le visage ne lui disait rien. Il voyait tellement d’ados, bien normal ? C’est vrai, mais il fallait admettre que celle-ci avait un petit quelque chose qui aidait probablement la mémoire à fonctionner.
Parler ? Directe, elle ne semblait pas vouloir chercher ses mots en fixant le décor. Avalant ce qu’il avait dans la bouche, fallait avouer que sa manière d’approche avait le mérite de réveiller son attention et ses oreilles :

« Ok. Je t’écoute... »

Au moins, elle n’avait pas l’air de venir pour lui parler de cette soirée grandiose ou pour lui filer des cookies. Ou alors elle prenait les soirées de lycée incroyablement au sérieux… comme la majeure partie des lycéennes ceci dit.

« Tant que tu n’utilises pas les mots bal, absolument vital et mega fun. »

Un sarcasme ? Il était donc capable de ne pas être uniquement froid et blasé aujourd’hui ?
Avait-il vraiment entendu le mot « mega fun » aujourd’hui ? Malheureusement pour le monde oui.
Il l’ignorait, mais il était à présent assis à côté de sa future cavalière, venue du futur, à cette soirée.

La prise de contact ne se faisait pas trop mal finalement. Avec un contrôle digne du moine bouddhiste le plus élémentaire, elle était arrivée à ne pas se jeter sur lui bien que la tentation soit extrêmement forte. Voir son visage, qu’il bouge, parle, c’était presque de l’ordre du miracle pour elle dont l’image de son corps sans vie ne quittait plus les pensées depuis qu’elle l’avait vu tomber.
Mais maintenant qu’elle était bien là, que ça avait marché et qu’elle était assise à côté de lui, bien vivant à respirer et manger son sandwich comme tout bon être pas mort faisait sur l’heure des repas, elle était remplie d’un soulagement difficile à masquer.
Toutefois, elle ne put s’empêcher de froncer les sourcils et faire la moue. Le bal?

« Dit pas de conneries, ce truc dont je ne dois visiblement pas prononcer le nom, c’est toi qui va m’y inviter! »

Elle en était un peu trop certaine pour ce à quoi la tactique pouvait ressembler pour Zach. Le genre : je ne t’invite pas parce que toi tu vas m’inviter, ce n’était pas le but d’Eva ici. Non, et il n’était même pas question d’avoir entrevu l’avenir pour le savoir, elle le savait parce que ça s’était déjà produit.
Ça ne l’avait pas franchement intéressée sur le coup d’ailleurs, se mettre sur son trente et un tout ça, juste pour que les godiches friquées puissent se la ramener. Ce n’était pas son truc et se coltiner un imbécile qui a fait faire son nœud de cravate par sa mère lui faisait encore moins envie. Mais Zach se révélait à ne pas appartenir à cette catégorie de trouffions boutonneux alors il avait réussi à la convaincre finalement.

« De toute façon, c’est pas pour ça que je suis là. »

Oh ça non, elle avait bien plus important à régler qu’un stupide bal même si la soirée qu’elle allait y passer faisait partie de ses plus beaux souvenirs.

« T’es en danger Zach. Tu vas te faire tuer si tu ne m’écoute pas. »

On ne pouvait pas faire plus direct ou plus simple. Un analphabète était en mesure de comprendre ce qu’elle disait ici. Certes, un peu de détail aurait été le bienvenu, mais Eva n’était pas du genre à s’attarder aux détails. Il allait mourir s’il ne faisait pas ce qu’elle lui disait, c’était tout ce qu’il était utile de savoir, non?

« Vraiment ? »

Le sourcil levé, un ton plutôt sceptique, il ne fallait pas être un pro dans les analyses psychologiques pour comprendre que l’affirmation de la demoiselle semblait pas mal éloignée de la réalité. Le sentiment dominant toutefois chez le « lycéen » était la surprise plutôt que le scepticisme. Elle avait l’air plutôt assez sûre d’elle pour une personne qu’il ne connaissait pas plus que ça… en fait pas du tout. Il pouvait l’avoir croisé sans la voir, mais il était presque certain de ne pas avoir échangé un traitre mot avec elle. Il s’en serait souvenu.
Parce que ? Cérébralement parlant, il ne pouvait pas se prononcer. Mais physiquement, elle attirait assez le regard, en tout cas selon ses goûts, pour qu’il s’en soit souvenu.
Que ce soit le ton de sa voix ou sa manière de le dire, il n’avait pas l’impression de faire face à la « stratégie du conquérant », ou peu importe le nom qu’on pouvait lui donner. Aussi, le scepticisme avait complètement disparu dans sa voix au profit total de l’étonnement quand il avait ajouté :

« Et t’es si sûre de toi parce que ? »

Le sujet du bal n’avait pas tardé à être secondaire, voir oublié.
Elle n’était pas là pour ça, d’accord, mais la partie suivante avait eu le don de retenir davantage son attention. La blonde avait triomphé du sandwich qu’il avait complètement délaissé, le reposant sur son emballage près de lui.
Maintenant, au lieu de penser qu’il ne lui avait jamais adressé la parole, il se demandait qui pouvait bien être cette demoiselle qui se la jouait Madame Irma avec lui. Dans un froncement de sourcils, il avait accueillit sa déclaration.

« Ok… le moins que l’on puisse dire, c’est que tu sais gagner l’attention des gens. »

Sans doute par réflexe, il avait regardé autour de lui pour repérer des oreilles indiscrètes. Parce qu’il la croyait comme ça ? Disons plutôt que le « métier » poussait à l’attitude de base qui allait avec ce genre d’avertissements. Le scepticisme qu’il pouvait garder ne tarderait pas à complètement disparaître vu la manière directe qu’avait la jeune fille…

« Je t’écoute… attentivement. Si au passage tu pouvais te présenter, ce serait sans doute un plus. »

Elle avait l’avantage de connaître son prénom et d’être, visiblement, sa future cavalière au prochain bal. Sans compter sur le fait qu’elle savait le jour de sa mort. Quelques renseignements perso, ce ne serait qu’équilibrer la balance au final.

Il sentait bien que son affirmation était trop… affirmée. Normal, Zach appartenait à la catégorie des gens qui n’étaient pas idiots. Bien sûr, son expérience du surnaturel l’aidait également à le mettre sur la voie bien qu’Eva se gardait bien de se présenter en tant que fière représentante du clan des voyantes d’Auckland!
Y avait-il seulement un clan de ce genre dans sa ville natale? Hummm… ce serait à creuser une fois de retour dans son présent – qu’on peut appeler futur à partir de ce point, oui c’est compliqué.

« Ne gâche pas la magie de ce moment Zach. »

Ce qui se résumait, en réalité, à faire l’inverse, mais ne nous embarquons pas dans ce genre de détails peu utile au but de la visite d’aujourd’hui autrement nous ne nous en sortirons jamais!

De toute manière ils avaient des chats plus importants à fouetter dans l’immédiat. Elle lui parlera volontiers du bal à un autre moment. Pour tout de suite, la blonde voulait mettre l’emphase sur le but de sa présence et, comme le fit si bien remarquer le gardien, elle avait un talent certain pour souligner ce qui était primordial.

« Je sais, on me le dit souvent. »

Ce qui souvent était perçu de façon négative, elle, elle le voyait de manière très positive. En allant droit au but, on gagnait un temps précieux qu’on pouvait utiliser pour bien d’autres choses plus intéressantes que tourner autour du pot jusqu’à ce que l’autre comprenne des allusions souvent vagues et trop mystérieuses.
Pourquoi s’empâter avec vingt mots quand trois faisaient le boulot? Tu vas mourir. C’était simple, clair, net, précis. Il n’y avait aucune place pour l’incompréhension et encore moins pour le temps perdu.
Et si les gens n’aimaient pas sa franchise un peu trop directe… eh bien tant pis pour eux!

« Oh, y’a pas grand-chose de plus à ajouter. Tu vas mourir. Fait pas le con ce coup-ci et tu vas t’en sortir. »

La discrétion, ce n’était pas son genre. Ce pourquoi elle n’avait pas vraiment pris soin de baisser le ton en continuant leur conversation. Elle ne souciait guère d’oreilles indiscrètes qui pouvaient trainer. Le pire qui pouvait arriver, de toute façon, serait d’être prise pour une folle. Et pour que ça la blesse, aurait-il encore fallu que l’opinion des gens peuplant ce lycée l’affecte le moindrement.
De l’autre côté, dédramatiser la chose était tout à fait son genre. Fondre en larme, le supplier de l’écouter cette fois-ci? Ça ferait mauvais genre, surtout qu’elle était encore une étrangère pour lui, et puis… elle avait sa fierté!

Sans avoir proprement dit qu’elle possédait des dons de divination ou encore qu’elle venait du futur, elle venait néanmoins de donner un indice à l’immortel à l’emploi de l’expression ce coup-ci. Plus ou moins voulu en réalité. Mais tôt ou tard, il faudrait bien mettre cartes sur table pour s’assurer qu’il ne répète pas les mêmes erreurs.

« Eva. »

Son accent prononcé indiquait qu’elle n’était pas du coin. Normal pour un échange étudiants, à un détail près que celui-ci n’avait pas lieu avant encore quelques semaines…

« C’est ton frère qui m’envoie. »

En quelque sorte. Disons que c’était son idée, à Charlie et elle, mais que Philip n’avait pas eu besoin de beaucoup d’arguments pour être convaincu.

Ne pas gâcher la magie du moment ? Arquant un sourcil, il s’était probablement demandé pendant l’espace de quelques secondes si elle plaisantait ou non. Evidemment, une jeune demoiselle qui prend la peine de venir vous annoncer votre mort prochaine ne passe pas facilement pour un bout-en-train. Elle semblait on ne peut plus sérieuse… c’était son attitude qui sortait un peu de l’ordinaire qui pouvait facilement vous interloquer. Même si elle était pressée de lui annoncer sa grande nouvelle, il avait pris le temps de se dire que ce côté directe de sa personnalité faisait partie des choses qu’on appréciait… du moins de son côté.
…
Ok… peut être dans un autre registre qu’une mort prochaine.
Et malgré tout le « tragique » de la conversation, un demi-sourire était venu étirer ses lèvres tandis qu’elle répondait à son pseudo compliment d’une certitude.

A la manière dont elle s’exprimait, elle était soit une très bonne comédienne, soit tout à fait sérieuse. Quand on s’appelait Zachariah Cooper, on avait tendance à se diriger vers la deuxième option. Disons qu’un Cooper flirtait assez avec la mort et l’étrange pour prêter attention à ce genre de déclaration.
Alors oui, pour des « extérieurs », ça pouvait sembler fou, mais lui… il la croyait. Ou du moins l’écoutait. Même si, le tout manquait toujours de détails à la deuxième annonce.

« Ce coup-ci ? »

Le bal idiot plus ça… avec un cerveau rodé au paranormal, il suffisait de faire une petite addition des faits pour en venir à une conclusion qui se tenait non ?
Ouais… et peut être était-il en train de la faire à voir la manière dont il la regardait à présent, avec plus d’attention et un brin d’analyse en plus.
Quoiqu’il en soit, la dénommée Eva, en plus de se présenter, venait d’ajouter un petit élément qui rajoutait sans doute plus de questions que de réponses.
En résumé : elle s’appelait Eva, était sa future cavalière à un truc qu’il comptait bien esquiver, et venait de la part de son frère aîné pour lui empêcher une mort atroce.
Ouais… c’était tellement tordu que ça ne pouvait qu’être vrai. Ou alors, elle avait une imagination bien trop débordante pour sa santé :

« D’accord… donc y’a un certain jour où je suis sensé rester sagement chez moi à réfléchir à mon costume pour le bal ? Ou une mauvaise fréquentation que je dois éviter ? »

Et eux ils étaient ?
Hum, s’il l’emmenait au bal prochainement, il devait l’apprécier… grandement même.

Pour un homme qui venait de se faire annoncer sa mort prochaine, il prenait plutôt bien la chose. Non pas qu’elle l’avait imaginé fondre en larmes ou quelque chose de dramatique à la même sauce, mais malgré cela, il encaissait la nouvelle comme un champion.
Un peu trop comme un champion, même. C’était cette attitude qui lui vaudrait un allé simple pour le royaume des morts d’ici quelques temps s’il ne faisait pas plus attention.
Mais pas deux fois. C’était purement et simplement hors de question, quitte à trouver le Philip actuel et s’accoquiner avec lui pour enchainer Zach dans un donjon le temps que la menace passe.

Pour une fille directe, Eva laissait néanmoins plané le mystère sur les deux éléments les plus importants de cette histoire qui serviraient essentiellement à éclairer la lanterne du gardien. Son don de divination et son appartenance à un futur proche mais néanmoins distant. Nous mettrons ce détail sur le compte du syndrome de la blonde. Elle avait tendance à oublier que l’évidence pour elle n’était pas nécessairement celle des autres.
Et, précisément, entrer dans les détails maintenant ne serait pas du luxe. Son entrée avait fait son effet, il était totalement intéressé et captivé par ce qu’elle avait à lui révéler, elle pouvait laisser de côté le pan dramatique de sa mise en scène pour se concentrer sur la teneur du dialogue.
La néozélandaise en ressentait un certain soulagement. S’il acceptait de mettre son orgueil de guerrier de côté et de faire ce qu’elle lui disait, peut-être que ce plan de cinglé allait vraiment marcher et, avec de la chance, cette vision de son corps sans vie ne serait plus qu’un affreux cauchemar à oublier.

« Un vampire à éviter, plus précisément. »

Voilà qu’on tombait enfin dans le vif du sujet!

« Il a été engagé pour te tuer. Comment, par qui et pourquoi, je sais pas, même Lip l’ignore, il assure que normalement, celui-là n’est pas du genre à jouer les valets. »

Elle l’avait à peine vu et il lui faisait froid dans le dos. Ce vampire-là respirait quelque chose de sombre et glacial, on aurait dit la Mort elle-même qui vous regardait droit dans les yeux juste avant votre dernier soupir.
Et puis, vu comment il avait réussi son coup avec Zach, elle avait tendance à croire l’ainé lorsqu’il disait que le géant n’était pas de la catégorie à vendre ses services.

« Alors quand il viendra pour te provoquer… joue pas au héro. »

Son regard était suppliant et laissait transparaitre un peu plus d’émotions qu’elle ne l’aurait voulu. Eva commençait à faiblir à son envie de lui sauter dessus pour l’étreindre aussi fort qu’elle en était capable.
Si tout ce manège devait échouer, c’était sa dernière chance de passer du temps avec lui.

Même pour lui, ce n’était pas tous les jours qu’on se voyait prophétiser sa future mort. Et pourtant, niveau prophéties, avec le lot d’incapables qui les avait envoyé ici son frère et lui, il en connaissait un rayon. Et si cette prophète là était bien plus charmante, il n’en restait pas moins qu’elle restait fidèle à la règle. Visiblement, quand on parlait futur, il fallait se montrer vague. Probable que c’était une condition importante que de déclencher des points d’interrogation plus que de donner des réponses. D’accord, il n’allait pas se plaindre, elle faisait le déplacement pour lui sauver la vie. Même si très honnêtement, il en fallait beaucoup pour faire peur à un gardien, de même qu’il en fallait beaucoup pour qu’il subisse une défaite.
…
Le moment n’était pas à la prétention. Il n’avait d’ailleurs pas cherché à plaisanter là-dessus étant donné l’air plus que sérieux qu’arborait la charmante blonde. Si elle avait eu l’air de plaisanter à la limite… mais il sentait qu’affichait un manque de sérieux lui vaudrait une fusillade du regard. De la même manière qu’il sentait qu’elle savait de quoi elle parlait. Même s’il ignorait pourquoi et comment.
Alors il avait gardé le silence et simplement écouté tandis qu’elle délivrait quelques détails importants.
Un vampire hein ? Sûrement un vieux et pas mal balèze parce que y’avait pas mal d’amateurs dans le genre et Lip comme lui pouvaient leur botter le cul sans problèmes.
…
Ça aussi, vaudrait peut être mieux éviter de lui dire. Et il avait pourtant ouvert la bouche pour le faire lorsqu’il avait croisé le regard d’Eva qui l’en avait complètement dissuadé sur le moment :

« Et toi ? C’est quoi ton truc ? »

Une sorcière avec un brin de divination ?
C’était une hypothèse plutôt logique mais…

« Tu me donnes l’impression étrange que je suis victime d’amnésie. »

… oui mais elle appelait son frère Lip, semblait d’ailleurs bien le connaître et sa façon de parler lui donner l’impression qu’ils s’étaient rencontrés plus tôt que cinq minutes auparavant. C’était plus que simplement savoir qu’ils iraient à cette soirée ensemble.
Tout ça, c’était bien beau mais il n’avait pas répondu à l’avertissement. Il n’avait même pas l’air de se sentir réellement menacé. C’était tout lui alors qu’elle n’ait pas l’impression de manquer de conviction. Les risques, c’était un peu son quotidien d’un côté et il avait tendance à fuir tout ce qui pouvait se rapprocher du mot « lâcheté » comme la peste.
Se relevant après avoir jeté en direction de la poubelle la plus proche son sandwich à peine entamé, il avait balancé son sac sur l’épaule avant d’adresser un signe de tête à la demoiselle pour l’inviter à l’accompagner :

« Ecoute... si tu connais bien Lip, tu dois savoir qu’en général on se débrouille. C’est sympa de t’inquiéter pour moi, même si je comprends pas vraiment pourquoi, mais tu devrais pas. Les vampires, c’est pas les petits derniers de la bande, on a l’habitude. C’est quoi son nom à celui-là ? »

Accompagné de sa future cavalière, il avait traversé la pelouse en direction de l’entrée. Ouais, ce n’était pas la direction de ses cours mais une prophétie de mort c’était un bon prétexte pour ne pas s’y précipiter non ?
Quoiqu’il en soit, s’il n’avait pas cru jusque là la demoiselle, ce qui n’était pas le cas, il aurait été obligé de reconnaître maintenant qu’elle savait de quoi elle parlait. Entre l’épisode vampire et la mention de Lip, elle avait de bons arguments.

Cette conversation commençait à devenir un peu trop tortueuse à trop de degrés différents pour qu’Eva s’y sente confortable. Elle n’était pourtant pas timide et être à l’aise en toute circonstance était d’ordinaire dans son lot de qualités, mais plus cette discussion avançait, moins c’était le cas.
Elle devait batailler entre son envie – et besoin – d’être plus proche de Zach puisqu’ils avaient eu le temps de s’habituer à plus que ça, l’envie de lui taper sur la tête car elle sentait qu’il ne prenait pas la menace de ce vampire suffisamment au sérieux et celle de juste fondre en larme, se jeter sur lui et lui taper sur la tête tout en même temps. Elle se sentait sacrément hormonale, elle devait être dans la mauvaise partie du mois! Comme si tout le reste n’était pas déjà suffisant pour la chambouler…

« Mon truc, c’est plutôt deux trucs. »

Lip l’avait mise en garde. Ce n’était pas forcément bon d’annoncer qu’on venait du futur, chaque petit geste pouvant avoir une incidence énorme sur ledit futur en question. Mais est-ce que ça allait être aussi cataclysmique que dans les films si elle dévoilait la vérité? Zach n’allait pas faire un infarctus à cette nouvelle. Il aurait peut-être un tout petit peu de mal à l’avaler au début car Lip lui avait dit que ça ne s’était jamais fait de sa connaissance avant, mais un immortel de plus de quatre cents ans devait forcément avoir une manière différente des autres de définir l’impossible.

« Je suis une sorcière et j’ai des visions, c’est vrai, mais je te parle pas d’une vision brumeuse ici. Tu… Je t’ai vu mourir… vraiment… en live. »

Se remémorer la scène lui piqua les yeux et sa fibre orgueilleuse la poussa à détourner le regard sur le décor environnant le temps de reprendre contenance.

« Et il ne faut pas que ça arrive. »

La gravité de la situation ne semblait pas arrêter le gardien, naturellement. Ça aurait été trop facile qu’il prenne l’avertissement en compte, qu’il s’enferme quelque part le temps que ça passe et qu’il vive. Foutue fierté du guerrier!
Peut-être qu’elle perdait son temps. Que ce qui devait arriver allait arriver peu importe ce qu’elle faisait, peu importe le nombre de fois qu’elle revenait. C’était ce qu’on appelait la destinée, non?
Qui décidait de ces trucs-là? Elle aurait bien deux trois mots à lui dire!

Se levant prestement pour suivre Zach, la blonde ne se retint pas de grogner de mécontentement au moment où il dénigrait la race des vampires. Ok, il y avait des idiots dans les rangs, mais comme dans tous les domaines il y avait les crétins et les maitres dans l’art!
En grognant, elle l’avait attrapé par le coude pour qu’il arrête d’avancer et qu’ils se retrouvent face à face.
Il était grand comme ça depuis quand? Ou elle était petite? Peu importe, ce n’était pas le moment.

« Celui-là il connait son affaire. C’est pas un petit nouveau qui avait envie de faire ses preuves et qui a eu de la chance. Il est vieux, très vieux, plus que ton frère, et si tu continues de te croire invincible, tu vas apprendre à tes dépends que c’est faux! »

Rageuse? Un peu, quand même. Fatiguée de sa propulsion dans le passé, les émotions qui partaient dans tous les sens et l’assurance en béton armé de son vis-à-vis qui ne dégonflait pas malgré ses mises en garde, il y avait de quoi perdre patience surtout quand celle-ci n’était pas une grande vertu de l’adolescente.
Ses yeux étaient rouges et menaçaient de couler sérieusement maintenant.
Elle le revoyait encore trop nettement. Son regard vitreux, son teint gris, cette expression figée entre la douleur de la mort et la surprise d’avoir échoué.
Elle ne pouvait pas voir ça deux fois.

Dans un froncement de sourcils, Zach avait accueillit l'explication de la blonde. Non, ce n'était pas les visions qui provoquaient la réflexion poussée et l'incompréhension mais plutôt le deuxième truc en l’occurrence. En live hein ? Comme dans "pour de vrai" ? Débile ne faisait pas partie de ses défauts, et il n'allait pas s'y mettre aujourd'hui. Il avait parfaitement compris ce qu'elle venait de dire. Et si le doute pouvait toujours planer sur la compréhension des mots, Eva avait été plus claire dans l'ajout qu'elle avait apporté peu de secondes après. Il ne faut pas que ça arrive....
La formulation, le temps... là, tout de suite, ça lui donnait envie d'opter pour une hypothèse un peu folle. Sauf qu'il n'était pas Michael J. Fox et qu'il n'avait jamais entendu parler d'un truc pareil. Au cours de sa longue existence, comme au cours de celle de son frère, il ne se souvenait pas avoir jamais eu à faire face à un voyage dans le temps... ou en avoir entendu parler.
Et depuis quand "jamais" faisait partie de leur langage ?
C'était possible non ? ça y ressemblait en tout cas à voir l'attitude de la demoiselle. Elle semblait touchée par cette probable future mort... plus qu'elle ne l'aurait été si elle venait tout juste de le rencontrer :

« Je suis pas certain de bien comprendre ... »

Il n'avait rien ajouté pendant quelques secondes, la regardant simplement dans les yeux :

« Ou plutôt j'ai peur de comprendre un truc un peu délirant. »

Ils avaient passé ce stade non ? Elle n'était pas là pour se moquer de lui et s'il n'avait pas l'air de douter de sa nature de sorcière pourquoi douter de la suite ? Après tout, même au fond de lui, il avait une étrange impression ... impression peut être causée par l'attitude d'Eva, d'accord... ou peut être parce qu'elle était charmante... ou encore par l'idée, un brin romanesque dont on pouvait se moquer, qui faisait qu'il pouvait penser actuellement que certaines personnes étaient destinées à emprunter la même route que vous.
Mais ils n'étaient pas là pour ça. Ils étaient là pour éviter d'organiser ses funérailles. Et puisqu'elle semblait absolument sûre d'elle, autant ne pas s'éterniser sur un banc à papoter éternellement surtout qu'il avait tendance à énerver la nouvelle venue en l'ouvrant trop. Quelle prophète n'aurait pas été agacée par l'attitude du mourant ? Il aurait pu faire l'effort de douter quelques secondes ou mettre un peu plus d'effroi dans son ton ! Quel manque de correction !
Stoppé dans sa marche, il s'était tourné vers la belle pour écouter ce qu'elle avait à ajouter. Vieux ? Ok... ça n'empêchait pas de lui mettre une raclée. Plus vieux que son frère ? Il n'y en avait pas tant que ça dans le coin à moins que l'affreux méchant ne soit pas encore débarqué. Mais en y réfléchissant rapidement, il n'avait connaissance que d'un seul dans les parages et celui-là n'irait pas les emmerder... en théorie... parce qu'elle n'avait pas dit que selon son frère, c'était assez surprenant que le responsable de sa prochaine mort se fasse embaucher pour la causer :

« Y'en a peut être bien un comme ça dans le coin... je dirai pas qu'on joue aux cartes ensemble et qu'on s'appelle tous les soirs mais j'le vois mal venir m'emmerder. Tu sais, les gens me trouvent sympathique généralement. »

Arrêter de plaisanter, il prenait bonne note. Et avant de faire grogner de nouveau la demoiselle, il avait dégagé son coude pour se remettre à avancer et faire les derniers pas vers son but : sa moto. Sur laquelle il était monté. Les apparences pouvaient faire dire qu'il n'avait rien eu à faire de la conversation et pourtant, quelques secondes plus tard, il tendait le casque à Eva dans un :

« Tu viens ou pas ? » et à la question où qui aurait pu suivre, il avait répondu d'avance « On va aller voir ce que ton patron en pense. »

Patron ? Lip, c'était bien lui qui l'envoyait non ?